“Dignitas infinita” : une vision naturaliste de l’homme (II)

Dignitas infinita naturaliste homme
 

La Déclaration Dignitas infinita du Dicastère pour la Doctrine de la foi, nous l’avons vu hier, fait une impasse quasi totale sur la grâce – ce don gratuit inouï de Dieu dont a besoin la créature humaine pour échapper à la damnation éternelle – et sur le péché mortel, pour attribuer à l’homme une « infinie dignité », « intrinsèque », que rien, pas même une « déficience morale », ne saurait atteindre dans son existence. Très logiquement, le cardinal Victor Manuel Fernandez, artisan de la « finalisation » du document en préparation depuis cinq ans, a souligné lors de la conférence de presse que le pape François, référence la plus fréquemment citée dans la Déclaration, se pose volontiers la question de l’« enfer vide », suggérant que la volonté de l’homme est porteuse de tant de limites que personne ne mérite véritablement d’y aller.

Ainsi l’homme serait-il en quelque sorte sauvé d’emblée, sauvé automatiquement, même si c’est par le truchement de l’Incarnation dont la Déclaration assure : « L’Eglise croit et affirme que tous les êtres humains, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et recréés dans le Fils fait homme, crucifié et ressuscité, sont appelés à grandir sous l’action de l’Esprit Saint pour refléter la gloire du Père, dans cette même image, participant à la vie éternelle. »

Il n’y a dès lors plus de véritable condition à l’accès au bonheur éternel auprès de Dieu, l’homme y accéderait pour ainsi dire par la grandeur de sa condition faisant partie de sa nature, automatiquement assumée dans le Christ, et nonobstant même les pires péchés.

 

Dignitas infinita ne mentionne pas le péché originel

Or depuis le péché originel l’homme n’est pas « digne » de l’amitié de Dieu, il n’est pas « digne » de la condition d’enfant de Dieu, il n’est pas « digne » d’entrer au Ciel, il n’est pas « digne » de recevoir le Christ s’il n’est pas lavé dans son sang. « Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie », dit le baptisé avant de communier : seul le Christ peut nous rendre la dignité d’origine, comme le rappelle l’offertoire de la messe traditionnelle (ici dans sa traduction littérale) : « O Dieu, qui avez créé la dignité de la substance humaine de manière admirable et qui l’avez réformée d’une manière plus admirable encore… » La substance n’est pas l’essence. Il est fait référence à la personne, celle que Léon le Grand interpelle en s’écriant : « Agnosce o christiane, dignitatem tuam » – reconnais, chrétien, ta dignité. C’est bien celle du chrétien, celle de l’homme ayant reçu la grâce et l’inhabitation de Dieu en son âme, celle de se savoir aimé de Dieu et de l’aimer à son tour… Ne pas ou ne plus aimer Dieu, donc, en commettant le péché grave, fait perdre cette dignité.

L’homme d’après la chute est poussière qui retournera en poussière ; il est esclave du péché et il lui faut être racheté de cet esclavage, de telle sorte que même le plus grand des enfants des hommes, saint Jean-Baptiste, dit au sujet du Seigneur : « Je ne suis pas digne de me courber à ses pieds pour défaire la courroie de ses sandales » – ce travail d’esclave… Et la très sainte Vierge Marie, toute immaculée, préservée du péché originel dès sa conception, se présente comme l’humble servante de Dieu : c’est par et grâce à son humilité qu’elle peut être « pleine de grâce », et devenir, librement et par son fiat, la Mère de Dieu. Sa dignité, alors, est d’être libre, mais en exerçant cette liberté conformément à la volonté de Dieu.

C’est tout cela qui est tragiquement absent de Dignitas infinita, et les conséquences d’une telle glorification de l’homme en tant que tel – qui tourne fatalement au culte de l’homme, et donc à une vieille promesse mensongère, « vous serez comme des dieux » – doivent être mises en lumière. Car il s’agit bel et bien d’une mise à l’envers de notre foi et de la relation de l’homme à Dieu.

 

Au nom d’une vision naturaliste, la « dignité morale » de l’homme est oubliée

Dignitas infinita a vu venir l’objection. La Déclaration distingue entre la « dignité ontologique » et la « dignité morale », comme nous l’avons vu hier. Le thème est repris un peu plus loin ; on lit au n° 22 :

« Bien que chaque être humain possède une dignité inaliénable et intrinsèque dès le début de son existence comme un don irrévocable, il dépend de sa décision libre et responsable de l’exprimer et de la manifester pleinement ou de l’obscurcir. Certains Pères de l’Eglise – comme saint Irénée ou saint Jean Damascène – ont établi une distinction entre l’image et la ressemblance dont parle la Genèse, permettant ainsi un regard dynamique sur la dignité humaine elle-même : l’image de Dieu est confiée à la liberté de l’être humain afin que, sous la direction et l’action de l’Esprit, sa ressemblance avec Dieu grandisse et que chacun puisse atteindre sa dignité la plus haute. Chaque personne est en effet appelée à manifester sur le plan existentiel et moral la portée ontologique de sa dignité dans la mesure où, avec sa propre liberté, elle s’oriente vers le vrai bien, en réponse à l’amour de Dieu. Ainsi, étant créée à l’image de Dieu, la personne humaine d’une part ne perd jamais sa dignité et ne cesse d’être appelée à accueillir librement le bien ; d’autre part, dans la mesure où la personne humaine répond au bien, sa dignité peut se manifester, grandir et mûrir librement, de manière dynamique et progressive. Cela signifie que l’être humain doit aussi s’efforcer de vivre à la hauteur de sa propre dignité. On comprend alors en quel sens le péché peut blesser et obscurcir la dignité humaine, comme un acte contraire à celle-ci, mais, en même temps, qu’il ne peut jamais effacer le fait que l’être humain a été créé à l’image de Dieu. »

Il s’agit ici de la seule occurrence du mot « péché », or c’est bien par le péché d’Adam que l’homme a perdu sa dignité première, et c’est encore par le péché personnel que chaque homme peut porter atteinte à sa propre dignité. Question centrale, mais absente.

A partir de cette omission, la Déclaration passe tout naturellement à une sous-section intitulée : « La dignité, fondement des droits et des devoirs de l’homme. » Ainsi la dignité – la dignité de l’homme – est-elle présentée comme un absolu : elle devient la référence du bien et mal. Mais ce sont les commandements de Dieu, que notre souverain bien consiste à suivre, qui affirment nos devoirs et, secondairement, nos droits qui en découlent (je peux revendiquer le droit de pratiquer la vraie religion parce que je dois adorer le vrai Dieu) ; et droits comme devoirs, qui s’exercent dans le cadre de la liberté qui nous est donnée, trouvent leur fondement en Dieu, en sa volonté qui doit être faite.

Certes, Dignitas infinita rejette (au n° 25) la « multiplication arbitraire de nouveaux droits » à travers la garantie de la réalisation de « désirs subjectifs », « individualistes », et affirme au contraire les « exigences constitutives de la nature humaine », devoirs et « droits correspondants » découlant d’un « contenu concret et objectif ». Mais une fois de plus, c’est la « nature humaine commune » qui est présentée comme leur fondement. Or s’il est vrai qu’en tant qu’être humain j’ai des devoirs précis envers les êtres humains, quels que soient leur petitesse, leur stade de développement, leur faiblesse en fin de vie, leur handicap physique ou mental, c’est en raison de la loi que Dieu a donnée à notre nature, et que nous entendons… plus ou moins bien depuis le péché originel.

 

Dignitas infinita, ouverture sur la morale situationniste

A taire la source, on fragilise et on peut même dénaturer ce qui en découle. Le paragraphe 30 affirme bien : « Détachée de son Créateur, notre liberté ne peut que s’affaiblir et s’obscurcir. » Mais la Déclaration insiste ensuite sur les « conditionnements » de la liberté (par exemple, la pauvreté, une « éducation de qualité inférieure », des « ressources limitées en vue de soigner convenablement ses maladies »), pour affirmer : « la libération des injustices promeut la liberté et la dignité de l’homme ». Le saut est d’importance, il aboutit au vœu de construire « les structures sociales alternatives dont nous avons besoin » : « La liberté est souvent obscurcie par de nombreuses contraintes psychologiques, historiques, sociales, éducatives et culturelles. La liberté réelle et historique a toujours besoin d’être “libérée”. » La source de la morale situationniste est là.

On perçoit ici le glissement politique du discours sur la dignité humaine, par la reprise du langage habituel du pape François tiré de la « théologie du peuple », lui-même avatar de la théologie de la libération. La remarque sur les « structures sociales alternatives » est justement tirée d’un des discours de François aux « mouvements populaires ». Voilà comment on part de la « dignité ontologique » pour aboutir à une justification de la migration sans limite, puisqu’il est question de leur arrivée « dans les pays qui devraient pouvoir les accueillir ». Le n° 40 cite ici Fratelli tutti en affirmant au sujet des migrants :

« De plus, une fois arrivés dans les pays qui devraient pouvoir les accueillir, “ne sont pas jugés assez dignes pour participer à la vie sociale comme toute autre personne et l’on oublie qu’ils ont la même dignité intrinsèque que quiconque. […] On ne dira jamais qu’ils ne sont pas des êtres humains, mais dans la pratique, par les décisions et la manière de les traiter, on montre qu’ils sont considérés comme des personnes ayant moins de valeur, moins d’importance, dotées de moins d’humanité.” »

Où l’on voit que la dignité humaine, absolutisée, détachée de toute considération morale et de tout droit de recherche du bien commun de la part des Etats, de toute prudence liée au mélange des cultures, sert d’outil politique au service de l’égalitarisme, avec l’oubli concomitant du devoir chrétien d’évangéliser. Car la meilleure façon de servir la dignité d’autrui est de l’aider à acquérir la dignité de baptisé…

Dans cette logique de détachement de la dignité humaine de la relation avec le vrai Dieu – la vraie dignité dont nous jouissons étant le don gratuit de l’infini et stupéfiant amour de Dieu pour les insignifiantes créatures humaines que nous sommes, dignité que nous pouvons perdre en n’y répondant pas – le n° 31 s’achève sur cette phrase lapidaire : « Le droit fondamental à la liberté religieuse doit également être réaffirmé. »

Le magistère traditionnel de l’Eglise affirme quant à lui qu’il n’existe pas de « droit » de pratiquer une fausse religion. Ainsi : « C’est une folie que d’affirmer que la liberté de conscience et de culte est un droit propre à chaque homme, que tout Etat doit proclamer et garantir comme loi fondamentale » (Quanta cura, Pie IX), et « On ne peut reconnaître objectivement à l’erreur les mêmes droits qu’à la vérité » (Pie XII, 6 octobre 1946). La tolérance de l’erreur qui peut avoir cours selon les circonstances ne saurait en effet se transformer en affirmation de droit absolu.

 

A la vision naturaliste s’oppose la distinction entre la « dignité radicale » et la « dignité opérative »

On peut citer à cet égard l’abbé Victor Berto au sujet du schéma sur la liberté religieuse de Vatican II. Il distingue entre la « dignité radicale » de l’homme qui lui appartient en tant que créature douée de raison et de volonté libre, et la dignité « opérative », en précisant :

« La dignité humaine adéquatement considérée exige que l’on tienne compte de ses actes. L’ignorant et l’homme cultivé n’ont pas la même dignité ; et surtout la dignité n’est pas égale chez celui qui adhère au vrai et celui qui adhère à l’erreur, chez celui qui veut le bien et chez celui qui veut le mal. Les rédacteurs, qui ont bâti tout leur schéma sur une notion inadéquate de la dignité de la personne humaine, ont de ce seul chef présenté un travail difforme d’une extraordinaire irréalité ; en effet, qu’on le veuille ou non, il y a, entre les personnes humaines adéquatement considérées, d’immenses différences de dignité. Et cela est d’autant plus vrai qu’il s’agit du schéma sur la liberté religieuse ; car de toute évidence la liberté religieuse convient à la personne non pas suivant sa dignité radicale, mais suivant sa dignité opérative, et ainsi la liberté ne peut pas être la même chez l’enfant et chez l’adulte, chez le sot et chez l’esprit pénétrant, chez l’ignorant et chez l’homme cultivé, chez un possédé du démon et chez celui que l’Esprit-Saint inspire, etc. Or cette dignité que nous appelons opérative, n’appartient pas à l’être physique, mais relève, c’est évident, de l’ordre intentionnel. La négligence de cet élément intentionnel, à savoir la science et la vertu, est dans le schéma une erreur très grave. »

Une fois de plus, le problème vient de la confusion. Confusion délibérée, puisque c’est en affirmant la différence entre la « dignité ontologique » et la « dignité morale » que la Déclaration Dignitas infinita, toute empreinte de la pensée du pape François docilement et goulûment reprise par le cardinal Fernandez, « oublie » les conséquences de la perte de la seconde pour fonder – par exemple – l’interdiction de la peine de mort récemment inscrite dans le Catéchisme de l’Eglise catholique. Ayant dénoncé toutes les « conditions de vie sous-humaines », le n° 34 de la Déclaration affirme : « la peine de mort, elle aussi, viole la dignité de tout être humain, inaliénable en toutes circonstances ».

Saint Thomas d’Aquin affirme l’exact contraire :

« Il faut dire que l’homme par son péché s’écarte de l’ordre de la raison. Et donc il s’éloigne de la dignité humaine, selon laquelle l’homme est naturellement libre et existant pour lui-même. Il peut tomber d’une certaine manière dans la servitude des bêtes de sorte que, à son sujet, il sera ordonné selon ce qui est utile aux autres [êtres humains]. On lit dans le Psaume 48 : “L’homme constitué dans l’honneur, n’a pas exercé son intelligence. Il a été comparé aux animaux stupides et il leur a été rendu semblable.” Et au chapitre 11 du Livre des Proverbes : “Le sot sera au service du sage.” Et donc bien que tuer un homme demeurant dans sa dignité d’homme soit en soi mauvais, cependant tuer un homme pécheur peut être un bien, comme tuer une bête. En effet, l’homme méchant est pire qu’une bête et il est plus nuisible, comme l’indique le Philosophe en Politique. »

Ou pour le dire autrement : nous devenons ce que nous faisons. Et au nom du bien commun, l’autorité légitime peut en tirer les conséquences dès ici-bas ; dans l’au-delà, elles le seront aussi, même si chaque homme a dans sa vie terrestre la possibilité de s’en remettre à la miséricorde de Dieu. Le 5e commandement dit bien : « Tu ne tueras pas l’innocent. »

 

Dignitas infinita propose un catalogue de droits

La fin de la Déclaration Dignitas infinita dresse le catalogue des obligations qui naissent de cette dignité affirmée sans les distinctions nécessaires. A l’interdiction de la peine de mort viennent s’ajouter la dénonciation de la pauvreté, de l’inégale distribution des richesses, de la guerre – il n’y a pas « aujourd’hui » de guerre juste, assure le n° 39 –, de la traite des personnes, du trafic d’armes, des abus sexuels, des violences contre les femmes, de l’avortement, de la gestation pour autrui (mais pas de la procréation artificielle), de l’euthanasie, du suicide assisté, de la « mise au rebut des personnes handicapées », de la « violence numérique ». Elle critique aussi, mais pas absolument, la théorie du genre, et dénonce le « changement de sexe » qui « risque, en règle générale, de menacer la dignité unique qu’une personne a reçue dès le moment de la conception » au nom du respect de notre humanité « comme elle a été créée ».

Tout cela est au même niveau, et si l’on peut se féliciter de la condamnation particulièrement vigoureuse de l’avortement, de manière générale et sauf dans ce cas particulier il est plus question du mal fait à l’homme que de l’offense faite à Dieu, qui trop souvent dans ce catalogue n’apparaît qu’à la marge.

En fondant tout sur la « dignité infinie de l’homme », être créé et combien dépendant face à Dieu qui seul, possède la dignité infinie, la Déclaration hypertrophie le créé par rapport au Créateur ; l’adoration et le service dus à ce dernier en passent au second plan, échoués quelque part dans le marais de la « liberté religieuse » ; elle magnifie l’homme jusqu’à faciliter le culte de l’homme, en attendant que le juste émerveillement face au créé ne mène cette pensée à l’oubli de Dieu et à un panthéisme, une spiritualité globale qui se dessinent déjà de manière plus en plus précise. En tout cas elle ne les contredit pas, en omettant de rappeler que sans la grâce, l’homme dans sa condition déchue d’ici-bas est dans un état de soumission au mal.

Sa vraie, et même sa seule grandeur est d’aimer Dieu en esprit et en vérité : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure », dit Jésus. Il faut aimer Dieu, c’est la condition, ce qui se fait en respectant sa loi, et alors la Sainte Trinité fait sa demeure dans l’âme de celui qui aime, et qui vit de sa vie même.

N’ont-ils aucune vie intérieure, ceux qui écrivent page sur page et oublient cette véritable dignité de l’homme ?

Le premier volet de cette réflexion se trouve ici.

 

Jeanne Smits